mardi 9 février 2010

Le trimard de Joe-Bacon Les-Gros-Bras



En cette époque de modernité, où tout le travail est effectué par des machines, on est loin d’avoir les hommes qu’on avait dans notre beau Québec. Je vous parle d’un temps où il fallait être le plus dur des durs, l’amanché des amanchés, le rapailleux des rapailleux, bref, un homme et un vrai…

Voilà exactement ce que Joe-Bacon Les-Gros-Bras était, un homme au torse velu. Haut comme trois conifères et solide comme la rocaille du fond du Lac-Saint-Jean, il n’avait peur de personne, même pas du plus noir de tous les ours du Grand Nord. Malheureusement, Joe-Bacon n’était, comment dire, point le plus brillant des fanaux. Aussi sagace que le lichen, il avait passé le plus fort de sa vie à clopiner de village en village, toujours à la recherche d’un moyen d’accumuler les piastres. Le pauvre, n’étant point trop apte aux travaux manuels de finition et de détail, il se fit, à grand nombre de reprises, claquer la porte au nez.

Cependant, si on tendait à se moquer à brillance, on avait, bien au contraire, tendance à envier sa redoutable force. On disait que ses parents avaient signé un accord avec Belzébuth pour qu’il fasse de leur fils l’homme le plus redoutable du bout de la Gaspésie jusqu’à la Baie James ; ceci en échange de leur éternelle âme, bien sûr. La bête s’était empressée se soumettre à leurs vœux, mais n’ayant guère parlé d’intelligence, il leur fit un fils qui posséderait autant d’astuce qu’un bouleau blanc. Par contre, bien qu’il lui ait embrouillé les méninges, le malin n’était jamais parvenu à noircir l’âme de l’enfant, son cœur était resté d’or massif.

Les années passèrent et Joe-Bacon sillonnait toujours les contrées broussailleuses du Québec…

Par un rigoureux mois de février, Joe-Bacon Les-Gros-Bras avait trouvé besogne dans une cour à bois du sud de l’Outaouais. Là, il passait ses journées et ses semaines à fendre du gros chêne, un travail tout indiqué pour gaillard d’une telle carrure. Le soir venu, il épaulait sa grosse hache pour aller rejoindre les autres fendeux de bois à la taverne du village. On disait que quand ce gars-là avait un verre dans le nez, il ne se gênait pas pour faire illustration de ses prouesses physiques ; que ce soit en souquant à la corde contre du bétail ou en fracassant les margoulettes de dizaines de malheureux à la fois, il savait comment faire parler de lui.

Cependant, en cette sombre soirée, mère Nature avait d’autres plans pour notre Joe-Bacon…

L’heure de la fermeture des brasseries approchait et, ayant célébré le jour de paie durant toute la veillée avec les bûcherons et les draveurs du coin, notre grand Joe-Bacon était rond comme une balle. C’est alors que Polinaire Gadbois, l’apprenti-veilleur de nuit à la drave, fit irruption dans la taverne, blanc comme un drap, en s’écriant :
« On est en train de perdre les pitounes à cause du courant de la rivière! Y’en aurais-tu un draveur assez capable pour venir r’médier à ça? »

À cette époque, un voyage de bois perdu signifiait une année complète de salaire de perdue pour ces derniers.

Toujours prêt à rendre service et voyant que lesdits draveurs s’étaient paquetés à s’en rendre incapable d’accomplir un tel ouvrage, Joe-Bacon Les-Gros-Bras s’empressa d’offrir sont aide au jeune Polinaire. « Ceci serait un bon moyen de faire démonstration de mes prouesses », se dit-il.

Une fois sur les lieux, notre homme fort éméché, put constater à quel point le courant avait fait dériver une grande partie des rondins. Voulant à tout prix faire bonne figure, le géant au cœur d’or empoigna sa drave et sauta sur le premier billot et se mit à la tâche. Déjà qu’il n’était pas très habile, l’ivresse rendait son travail encore plus ardu. Par contre, aussi à l’aise qu’un moineau sur une clôture de barbelés, il arrivait tant bien que mal à rassembler le tout en un vaste troupeau de troncs flottants.

Debout sur le tout dernier billot, Joe-Bacon, qui voulut clouer le cercueil des rumeurs des dires concernant son inaptitude, tenta d’impressionner les spectateurs qui s’étaient massés en effectuant une pirouette arrière ; une manœuvre réservée aux plus habiles draveurs, ce que le chaud Joe n’était pas.

Il prit son élan, perdit pied et dans le temps de le dire, disparut sous les énormes pitounes. L’affolement des témoins finit par se taire lorsqu’ils se rendirent à l’évidence qu’il n’y avait plus rien à faire.

Encore aujourd’hui, dans le coin de la Vallée de la Gatineau, on entend les plus connaissants des résidents parler de Joe-Bacon Les-Gros-Bras, l’armoire à glace pas trop habile, mais qui brillait de son bon cœur et de sa force phénoménale.


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